5.12 Commissions And Fees


Quand on parle d'un film, d'un bouquin ou d'une chanson qui nous a fait ressentir beaucoup d'émotions, on a tendance à employer un tas de superlatifs sans vraiment se rendre compte du poids des mots. On peut dire des choses comme "c'est beau à pleurer", "c'est bouleversant", "ça a changé ma vie", "j'étais cloué à mon fauteuil" ou "j'en avais les larmes aux yeux" sans que ce soit vraiment le cas, juste pour idéaliser un peu la vérité, pour mettre des mots un peu vagues sur un sentiment difficile à décrire. Si vous êtes un fidèle lecteur, vous savez que j'ai moi-même tendance à abuser de ce genre de termes et des épisodes ou des scènes qui m'ont "bouleversé", "fait pleurer" ou "renverser", vous en trouverez un tas à la rubrique Six Feet Under, Band of Brothers ou The Sopranos (quand je me déciderais à l'ouvrir cette rubrique). Parfois, c'était vraiment le cas. Parfois, c'était juste des mots en l'air. 

Après avoir beaucoup fait couler d'encre la semaine dernière grâce à un épisode émouvant et complexe, Mad Men vient de me rappeler que ces émotions ne sont pas simplement des expressions toutes faites. Que l'on peut les ressentir en vrai, sans les fabriquer, juste en se laissant emporter par un épisode ou une scène. "Commissions And Fees" ne m'a pas au premier abord "bouleversé" ou "renversé". Ce n'était pas le meilleur épisode de la série, ni de la saison. Mais lorsque Joan ne parvient pas à ouvrir le bureau de Lane, que Pete découvre en regardant à travers sa cloison que l'anglais vient de se pendre et que Don insiste pour décrocher le corps avant l'arrivée du médecin légiste, j'ai tremblé pour de vrai et je me suis retrouvé dans un état de choc pour de vrai. 

Pourtant, on peut pas dire que ce suicide est une grosse surprise, un retournement de situation imprévisible. Si on m'avait dit qu'un personnage allait se donner la mort en début de saison, j'aurais parier sur Pete. Mais il est vrai que, depuis son arrivée dans la série, Lane a eu un parcours paradoxal : au fur et à mesure qu'il devenait très attachant pour nous, il se retrouvait lui de moins en moins à sa place dans cet univers cruel où ses faiblesses et sa sensibilité ont été malmenés. À partir du moment où il se lance à coeur joie dans la nouvelle compagnie dans le final de la troisième saison, Lane m'a apparu comme un personnage génial, avec un vrai potentiel. Et ces deux dernières années, ce potentiel n'a cessé d'augmenter, jusqu'à ce qu'il devienne celui dont je voulais suivre les intrigues le plus souvent (et celui qui, hélas, avait le moins d'intrigues). Sa complicité avec Joan, ses affrontements avec Pete ou le respect mutuel qu'il partageait avec Don faisaient de lui une figure essentielle, toujours un peu à part, un tantinet loufoque et terriblement attachante. Mais il y a eu des problèmes d'argent, une véritable lâcheté toujours sous-jacente (on a eu un aperçu assez violent de sa triste soumission à son père), il a perdu la confiance de Joan, celle de Don et lorsque l'ironie le frappe de plein fouet sous la forme d'un cadeau de sa femme, il n'a plus la force de continuer. 


Ce n'est pas sa première tentative de suicide qui m'a fait trembler. Pendant ce long moment où il prépare son asphyxion pour réaliser ensuite qu'il n'y a pas d'essence dans le réservoir, je me disais de toute façon que quelque chose aller foirer, j'étais dans le déni complet. Je refusais de croire à la perte d'un personnage que j'aimais autant et qui avait encore beaucoup à offrir. Je me suis retrouvé soulagé lorsqu'il échoue et plus tard, lorsqu'il entre dans son bureau au milieu de la nuit, je n'ai même pas pensé à une seconde tentative. L'épisode passe alors à autre chose et lorsque Joan se dirige vers son bureau et ne peut ouvrir la porte, j'ai su. Et j'ai tremblé. Et je me suis retrouvé sous le choc. Pour de vrai. Aucune larmes, juste les yeux grands ouverts et un noeud dans le ventre, regardant impuissant les partenaires de Lane réagir à son acte. En ne nous montrant pas cette seconde tentative, les scénaristes ne nous laissent même pas le loisir de partager les derniers moments de Lane, ni de croire qu'il y a une autre issue. On nous laisse devant le fait accompli. On ne nous laisse pas bouleversé mais en état de choc, on nous laisse se noyer dans la fatalité. Comme si d'une manière perverse, Weiner et compagnie voulait que l'on ressente ce que Lane a ressenti lorsqu'il réalise que tout est fini. 

Le reste de l'épisode est de bonne qualité. Mais il est dur de parler du reste de l'épisode après ça. Les premières règles de Sally qui offre à Betty l'occasion de jouer les bonnes mamans et à Megan l'occasion d'être utilisé par tout le monde, Don qui part de nouveau en croisade pour redonner du sens à sa carrière en compagnie d'un Roger de nouveau désabusé, Don qui revient triomphant mais se prend un vent de culpabilité au visage (ce n'est pas la première fois qu'un compagnon meurt sous sa garde), Kenneth qui manque de se faire renvoyer pour conflits d'intérêts mais retourne la situation à son avantage, le retour de Glenn qui malgré le jeu faiblard du gamin parvient à nous offrir quelques belles scènes qu'on croirait inspirés directement de l'"Attrape-Coeurs" ou d'un film de Wes Anderson (les animaux empaillés du musée) où les désillusions d'un adolescent s'évaporent facilement et où l'innocence offre un parralèle douloureux avec le fatalisme ambiant. Et Peggy qui m'a manqué terriblement... Et Lane. 


Toute les semaines, cette saison, il y a un moment où un personnage dit tout haut ce que la série développe tout bas. Lors de son rendez-vous avec un potentiel client, Don proclame : "Happiness is a moment before you need more happiness". Plus tard, Glenn lui répond : "Everything you wanna do, everything you think is gonna make you happy just turns to crap". Si l'on avait demandé son avis à Lane, je me demande ce qu'il aurait bien pu répondre. Il semble en tout cas qu'il en avait fini avec ce genre de questionnement. Car se poser des questions existentielles, c'est être en vie. Et Mad Men continuera de nous en poser tant qu'elle sera à l'antenne et nous apportera des émotions si fortes et si vraies qu'on peut mettre des mots dessus sans que ne ce soit que des paroles en l'air. 

Je revois Lane qui regarde la neige tomber en buvant son whisky. Et je tremble encore.

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