5.08 Eldorado

Boardwalk Empire était un drama historique incroyablement bien ficelé. Le portrait très détaillé d'une époque. La saga violente et tragique de la pègre américaine. Mais avant tout, et ce finale me le confirme, Boardwalk Empire était une ode à la mélancolie. À travers le poids de l'Histoire et l'envie de laisser une trace, on nous parle d'une tristesse infinie et intemporelle. Elle concerne tous les personnages mais avant tout Nucky Thompson et c'est en sa compagnie que l'on a pu explorer toutes les déclinaisons du thème : deuil, illusions et désillusions, fatalisme et solitude. Tout ça se mêle dans un "Eldorado" apaisé, quasiment résigné, à l'image de notre anti-héros (si ça veut encore dire quelque chose) qui se paye une dernière ballade avant une fin programmée.


"One generation passeth away, another generation cometh, but the earth abideth for ever." 

Avant de revenir sur cette dernière scène, quelques mots sur un épisode rempli de moments forts et gratifiants. La réussite totale de la bande à Luciano est un passage obligé sur lequel on ne s'attarde pas trop, juste ce qu'il faut. Le personnage n'aura jamais réussi à laisser une forte impression, même en tant que "big bad" de cette saison, tout simplement car on l'aura rarement vu exister en dehors de sa trame historique toute tracée, de ses premiers pas à l'instauration d'un nouvel ordre au sein de la mafia. Le dernier plan de Vincent Piazza le transfigure carrément en statue inquiétante, achevant de faire de lui un mythe plus qu'un personnage en chair et en os. Ca aurait aussi pu être le cas pour Al Capone, dont le parcours est encore plus connu par les néophytes, mais c'était sans compter sur un travail plus en profondeur qui finit par payer et nous offre l'instant le plus émouvant du final. Celui où le gangster annonce à son fils sourd qu'il va partir pendant longtemps. Il s'agit à la fois d'un remake de la plus belle scène de Stephen Graham et un moment caractéristique de ce que la série pouvait faire très bien : humaniser l'Histoire à l'aide de petites histoires. C'est en tout cas la seule fois où j'ai vraiment eu les larmes aux yeux. 

Le sort réservé au docteur Narcisse est presque superflu. En guise d'adieux, j'aurais très bien pu me contenter de le voir tourner le dos à Chalky après avoir ordonné son exécution. Mais c'est tout de même l'occasion pour Jeffrey Wright d'incarner une dernière fois l'orgueil et la fierté d'un personnage inoubliable, qui tente de se relever face à la mort et dont le corps s'étale tel un martyr. On affirme ainsi l'efficacité du plan de Luciano et on boucle post-mortem la vengeance de notre regretté Chalky. Alors que des règnes s'achèvent à Atlantic City et Chicago, une nouvelle ère débute à New York et elle ne supportera pas de poids morts ou d'outsiders.


"We danced once, didn't we?"
Et ça fait plaisir de savoir que Margaret pourra probablement profiter de cette nouvelle époque et en tirer le meilleur profit. Elle a bien retenu les leçons de Nucky mais a l'intelligence d'employer des méthodes plus modernes, en jouant avec la Bourse. C'est en compagnie de Joseph Kennedy qu'on laisse celle qui avait débarqué dans la série sans rien et qui la termine sans avoir tout perdu. Mais avant de repartir à zéro, Margaret s'offre une dernière danse avec son vieil amant. Elle semble même contempler ce que pourrait être l'avenir si elle lui offrait une nouvelle chance mais réalise aussi vite qu'on ne peut recréer le passé. Avec sa répartie féministe ("Think about the things you want in life, and then picture yourself in a dress.") et son regard qui en dit si long, Margaret m'avait beaucoup manqué et je suis heureux d'avoir pu la revoir ponctuellement cette saison, même si je regrette toujours son utilisation aléatoire depuis son départ d'Atlantic City. Mais cet épilogue était suffisamment juste et émouvant, à la hauteur du travail irréprochable de Kelly MacDonald dans la série. Longue vie à Margaret, qui ne vivra plus jamais dans l'ombre de personne, je lui souhaite.

Après avoir laissé derrière lui la famille qu'il aurait pu avoir, il est ensuite l'heure pour Nucky de dire adieu à la famille qui lui reste, celle qu'il n'a pas choisi : un Eli au fond du trou, qui déprime et se dissimule dans l'ombre. Le petit frère a toujours dû suivre l'exemple de son aîné pour le meilleur et surtout pour le pire. Le voilà en bout de course : fugitif et aliéné des siens. Leur dernier dialogue est donc plein d'amertumes et de retenue, jusqu'à l'étreinte maladroite qui en dit long sur le malaise qui ne pourra jamais se résoudre entre eux. Mais Nucky s'en sort avec la meilleure réponse qu'il connaisse et c'est, cette fois en tout cas, très noble de sa part : offrir une grosse partie de son butin à Eli. Avec tout cet argent et de quoi se raser, on peut donc croire en un avenir plus radieux pour le personnage, à un nouveau départ, avec ou sans June, à Atlantic City ou ailleurs. Même si l'on sait que ce n'est pas ça qui fera le bonheur et qu'un suicide est tout aussi probable pour notre pauvre Eli. De personnage caricatural au tout départ, il est devenu l'une des figures les plus tragiques et émouvantes de la série, et on peut remercier Shea Whigham pour sa très belle implication. C'est presque un soulagement de le laisser sur une note aussi lumineuse après autant de noirceur.


"There's still graciousness in the world"
L'ultime détour de Nucky prouve que derrière sa résignation, il existe encore un espoir de repentance. Cette entrevue avec Gillian au milieu de l'asile fait froid dans le dos. Même s'il avoue qu'il ne peut rien faire pour l'aider, l'homme qui a scellé son destin tente maladroitement de faire des excuses. Elle ne l'écoute plus et après avoir observé une coccinelle prendre son envol, elle retourne s'enfermer dans cet horrible laboratoire, une éternelle âme d'enfant à qui l'on a arraché l'innocence et qu'on continue de dépouiller. Je continue de penser que la lettre de la semaine dernière et cette très belle scène auraient suffis et rendus encore plus fort le rôle de Gillian cette saison. Depuis la mort de Jimmy, Terence Winter a toujours trouvé de bonnes excuses pour garder Gretchen Mol au sein du casting et même si on a parfois pu être perplexe face à la direction prise par Gillian, ça a toujours fini par payer (en particulier à la fin de la quatrième saison, suite à la révélation de Roy Phillips). Avec cette visite de Nucky et les flashbacks, on réalise à quel point elle jouait un rôle essentiel au récit et à la construction dramatique de la série.

Car la chute de Nucky, c'est vraiment une histoire de karma. Je l'avais prédit depuis la première apparition de ce gamin ressemblant vaguement à Michael Pitt et je me demande même si l'effet de surprise était vraiment recherché ou si le fait de savoir l'identité de ce jeune homme n'a fait que renforcer le sentiment de fatalisme. Très belle idée en tout cas de mettre en parallèle la dernière ballade de Nucky sur le remblai avec la parade de Neptune qui a scellé son destin et celui de la famille Darmody, sur trois générations. Je suis définitivement convaincu par l'utilité des flashbacks qui auront non seulement permis de recentrer le récit autour de Nucky mais aussi de lui offrir encore plus de complexité. Le jeune sosie de Steve Buscemi a une vraie présence et sait bien retranscrire le terrible dilemme qui force le jeune shérif à livrer cette jeune fille au Commodore. Sans lui donner d'excuses, on comprendre mieux son choix et comment cela a pu influencer le reste de sa vie, de son attitude, de son rapport à l'argent et au pouvoir. Son éternel désir d'être aimé mêlé à son besoin incessant de fuir la cupabilité.


"Keep going, I thought. Keep going until you can't turn back."
Cette fois, Nucky ne pourra pas fuir. Pas se réinventer, pas trouver d'excuses ou s'appuyer sur ceux qui l'entourent. Après avoir passé l'épisode à contempler un potentiel futur (le moment très poétique de sa confrontation avec la télévision, appartenant à un monde nouveau qui ne sera pas le sien), il est seul et face à son passé. Tommy Darmody n'a pas l'ambition du jeune Nucky, l'argent n'est pas pour lui une réponse valable. Et il ne cherche pas juste une vengeance : il aurait pu éliminer l'assassin de son père dès son arrivée à Atlantic City mais il a attendu bien sagement, comme s'il voulait d'abord juger de lui-même et voir si cet homme pouvait changer. Personne n'est capable de changer. Alors Tommy tire et l'ancien empereur du remblai s'éteint au milieu de l'empire qu'il a perdu. Il laisse juste une trace de sang dans une Histoire qui ne se souviendra pas de lui. Il donne raison au Commodore qui prédisait qu'à force d'être celui qu'il doit être, il ne sera plus personne. Et c'est ça qui a pu me repousser au départ dans mon rapport à Nucky, son détachement. La cinquième saison aura eu ses défauts mais aussi le mérite d'offrir à Steve Buscemi (accompagné de ses deux jeunes interprètes) sa plus belle partition.

Et oui la série nous parle de mélancolie car, alors que la mort s'empare de lui, Nucky est confronté à une image du passé, la dernière de la série : celle où il parvient enfin à obtenir la petite pièce qu'il désirait tant. C'est tout ce qui comptait pour lui et c'est là qu'a toujours reposé son âme, comme ce fut le cas pour Jimmy et ses tranchés, Richard et sa ferme familiale ou Chalky et la chanson qu'il voulait entendre une dernière fois. Comme chaque grande série que j'ai adoré, c'est le passage du temps est le fil rouge du récit. Il était toujours présent dès le générique, avec l'Océan dont la grandeur nous renvoie à notre statut de rien du tout et dont les vagues effacent toute tentative de marquer le présent. "Eldorado" s'ouvre carrément sur un Nucky qui se jette à l'eau et tente de franchir la limite, laissant ses dernières possessions sur le sable. Il n'y a que le passé, et donc les regrets, auxquelles ont pu se raccrocher toute la galerie de personnages tragiques de Boardwalk Empire. Et en même temps qu'une époque, leur histoire s'achève.


"Do we have to leave? Can I go down to the beach?"
C'est très tard que j'ai pu dépasser mes préjugés et découvrir la série. J'avais binge-watché les quatre premières saisons comme dans un cocon l'hiver dernier. Je n'ai donc pas beaucoup de recul pour faire un véritable bilan (tout ce que je disais avant était surtout du blabla émotionnel à chaud) et je ne sais pas encore quel sera l'héritage laissé par l'œuvre de Terence Winter. Tout ce que je sais, c'est que malgré tous ses défauts (des digressions pas toujours maitrisées, un équilibre difficile à maintenir et des premiers pas un peu maladroits), je garderais un excellent souvenir de cette aventure. Des épisodes comme "To The Lost", "Blue Bell Boy", "Sunday Best" ou "Havre de Grace", des fins de saisons incroyablement bien ficelés, un casting impeccable, des personnages récurrents hauts en couleurs (Arnold Roshstein ou Manny Horvitz pour n'en citer que deux) dont la mort a toujours été une étape réussi et tragique (de Jimmy à Nucky, en passant par Eddie, Owen, Richard et j'en passe). Impossible de nier également les réussites techniques d'une équipe qui a toujours su exploiter son gros budget pour nous proposer un décor et des costumes très riches, une réalisation et photographie belle à pleurer et une bande-son nous plongeant immédiatement dans l'époque (la symphonie de Malher pour accompagner l'ultime ballade de Nucky était une ultime touche surprenante et fonctionnant très bien). Tout ça au service d'une vraie sensibilité, d'une poésie qui fait vraiment toute la différence et donne tort à ceux qui reprochent à la série de manquer d'âme ou de personnalité.

Je repenserais encore longtemps à la première danse de Nucky et Margaret, au moment de non retour entre Jimmy et sa mère, à l'ultime assaut de Richard Harrow, à la découverte du colis contenant le corps d'Owen, à la course folle d'une Gillian encerclée, au dernier envol d'Eddie, aux larmes d'Eli, au sourire de Chalky avant d'affronter la mort. Je vais garder Boardwalk Empire et cette mélancolie au fond de moi pendant encore longtemps.

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